COMMENT LE POGNON A VRAIMENT POURRI LE MONDE DU BALLON ROND

Posté par 2ccr le 13 mai 2014

footA l’heure où le PSG est sacré champion de France, il convient de s’interroger : qu’est devenu le football ? Sport ouvrier longtemps méprisé par l’intelligentsia et les élites, depuis la fin des années 1990, il est le sport préféré des milliardaires et people. Mais le libéralisme n’a pas changé que le profil des spectateurs en tribune, l’essence même du jeu a changé. Le foot libéral, pragmatique et défensif, a pris le dessus sur le football total, créatif et offensif. Dans « Le plus beau but était une passe », le philosophe Jean-Claude Michéa analyse l’évolution du football moderne.
 
Il a longtemps été de bon ton de dénoncer le football comme un « opium du peuple », opiacé anesthésiant de masses populaires (des « beaufs » évidemment) pas très éveillées, tout juste bonnes à crier et lever les bras à chaque rencontre entre un ballon en cuir et un filet. C’était notamment la thèse un peu mécanique de quelques sociologues ayant leurs entrées au Monde diplomatique. Non que l’exaltation sur commande de foules enfermées dans une enceinte n’ait pas un aspect terrifiant. Mais comme le rappelle Jean-Claude Michéa dans son dernier livre Le plus beau but était une passe, ce sport fascinant, parce que fondé sur « l’exclusion métaphysique de la main », fut le premier sport moderne dont les masses ouvrières britanniques se soient appropriées l’essentiel de la pratique sur fond de luttes sociales comme la conquête, par exemple, de la liberté du samedi après-midi. A méditer quand aujourd’hui des gouvernements s’affichant vaguement encore socialistes concoctent des lois pour assouplir les règles autour du travail dominical…  L’historien marxiste Eric Hobsbawm définira même le foot comme « la religion laïque du prolétariat britannique ». Mais la condescendance des élites éduquées qui prétendent libérer l’horizon des « bas de plafond », qui constituent l’essentiel de la populace en tribune, est dépassée. 
 
Jean-Claude Michéa décrit l’évolution du football moderne et de son économie, ainsi que la transformation du regard posé sur le sport préféré des masses populaires. Le philosophe date le début du changement de regard de l’intelligentsia en 1995, avec l’entrée en vigueur de l’arrêt Bosman qui établit l’illégalité de quotas de sportifs communautaires. Dès lors, le football mondial devient un village et l’emprise de la logique capitaliste sur le sport ne fera que grandir, démonstration par l’exemple, après Gramsci, de la puissance d’intégration culturelle du modèle capitaliste.
 
Certains clubs sont côtés en bourse, les joueurs deviennent des mercenaires, se vendant toujours – sauf rare exception — au plus offrant, n’appartenant même pas toujours à leur club employeur mais à des sociétés chargées de la gestion de leur image et de leurs contrats, sorte de sociétés de leasing pour sportifs de haut niveau. Le football devient alors un investissement stratégique, un élément d’affichage d’une puissance financière, recherché par les milliardaires, les fonds d’investissement, les grands héritiers ou les monarchies pétrolifères du Moyen-Orient. Passés du vague statut de décérébrés en short à celui de people bankable, les élites de la société capitaliste (monde des affaires, médias, mode, show-biz) finissent par poser sur les pros du ballon rond un regard différent. 
 
« Pendant très longtemps les élites culturelles ont porté sur ce sport un regard méprisant qu’elles réservaient à toutes les autres passions populaires. Cependant, au fur et à mesure que l’intégration accélérée du football professionnel dans l’économie capitaliste produisait ses premiers effets visibles, le regard des élites a commencé à changer. A partir du moment, en effet, où les stars du football professionnel devenaient des « people » incontournables, fréquentant des top models, posant dans les publicités et disposant de revenus aussi indécents que ceux des grands prédateurs du marché mondial, le monde artistique et intellectuel devait forcément finir par les considérer d’un autre œil », écrit Michéa.
 
La sortie débile de l’icône hexagonale, Michel Platini, président de l’UEFA qui demandait récemment au bas peuple brésilien de faire la trêve des luttes sociales pendant la Coupe du Monde en dit sans doute long sur la rupture entre le foot et les masses populaires. Il n’est guère d’endroit dans le monde où le football est autant célébré qu’au Brésil. Mais, pour accueillir la Coupe du monde, il a fallu payer des routes, bâtir des hôtels, augmenter les impôts, tailler dans les autres dépenses, de santé, d’éducation et surtout construire des stades confortables auxquels la plupart des Brésiliens n’auront pas accès compte tenu du prix des places. Pour calmer les esprits, on propose aux enfants des favelas de visiter les stades, à vide… La belle affaire.
 
C’est que le stade de football n’est aujourd’hui plus un lieu de brassage social, mais un entre-soi. A Paris, l’entrée du carré VIP est autant un spectacle que le match de foot, l’équivalent des marches du Festival de Cannes. On vient regarder l’entrée en tribune de Bruel, Sarkozy, Arthur ou Nagui. Et le foot ne suscite plus le rire moqueur des VIP de la planète. Au contraire le « Carré » du PSG est désormais the place to be, l’endroit ou il faut être et être vu. C’est le show-biz qui s’affiche aux côtés du sportif transpirant à la sortie du terrain. A Paris, tout politique ou people qui se respecte doit adopter la « Qatar attitude » les soirs de match. Une place en loge « first » se monnaye jusqu’à 12 000 euros pour une saison. Impossible d’en être autrement que sur invitation. Un lieu de business et de relations publiques : « un lieu mondain où il faut se montrer et être vu », « Un endroit extraordinaire pour rencontrer des gens issus d’univers différents , pour faire la connaissance des cercles de pouvoir français ».
 
Le titre de l’ouvrage de Michéa résume admirablement à lui seul, cette évolution philosophique du foobtall. Interrogé par un journaliste qui lui demandait de citer son plus beau but, Eric Cantona répondit : « Mon plus beau but était une passe ». Un concentré du concept même de « sport collectif », une collectivité solidaire en mouvement perpétuel, dans laquelle chaque joueur doit apporter une solution au détenteur du ballon qui n’est rien sans l’autre. Une négation de l’individualisme déjà constatée par Orwell qui remarquait combien il « serait absurde d’essayer de jouer au football tout seul ».
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